Reportage : être journaliste en Irak (1)

Les récentes tensions entre Kurdes et Irakiens ravivent les vieux démons. Avec près de 350 morts depuis 1990, les journalistes irakiens regardent l’évolution de leur pays avec inquiétude (octobre 2017).

 

Nerveusement, il allume une nouvelle cigarette devant la télévision, plaquée sur un mur de son bureau de Bagdad, sur les rives du Tigre. Moaied Al Alami, le président du très influent Syndicat irakien des journalistes (IJS : Iraki Journalists Syndicate) est inquiet. Il regarde en boucle les images de Kirkouk, la ville que se disputent Kurdes et Irakiens de Bagdad, après le référendum du 25 septembre sur l’indépendance du Kurdistan irakien. « On n’a pas les moyens aujourd’hui de se battre pour une question de territoire en Irak, tranche-t-il. Je refuse d’assister à la disparition de l’Irak. D’ailleurs, lorsque vous observez les réactions de la communauté internationale, soit le référendum est condamné – c’est le cas de l’ensemble des pays arabes et de l’Europe – soit il est ignoré. Seul Israël a applaudi des deux mains… On est en train de libérer notre pays de Daesh et on devrait se replonger dans un nouveau conflit ? »

Juste derrière, un autre confrère soutient ces arguments et recadre le débat autour du journalisme : « La population ne veut plus de cela, tonne-t-il. Il faut maintenant que nous regardions devant nous, travailler pour la liberté d’expression, négocier avec les employeurs, augmenter les salaires et les retraites. Nos collègues ont déjà payé assez cher les conflits.»

Effectivement, selon le comptage de la Fédération internationale des journalistes (FIJ) — 600.000 membres dans 141 pays —, l’Irak est aujourd’hui le pays le plus dangereux du monde pour les journalistes. En 25 ans, près de 350 d’entre eux ont perdu la vie, dont une très grande partie pendant l’occupation américaine. Des dizaines de morts et quasiment aucune enquête de la part du gouvernement pour « rendre justice » aux familles des victimes [Lire encadré]. L’Unesco, en charge notamment de la protection et de la sécurité des journalistes, déplore seulement en moyenne le déclenchement d’une enquête officielle sur 10 meurtres de journalistes dans le monde. L’impunité règne en maître.

 

« Ne jamais parler des milices en public »

 

« J’ai fui Mossoul avec ma famille quand Daesh a pris le contrôle de la ville avec une violence inouïe, détaille Said, ancien journaliste dans la presse locale, devenu professeur de français à Bagdad. Aujourd’hui, quand on critique la religion dans un papier, on risque d’être arrêtés ou tués par les milices criminelles des partis islamiques, chiites et sunnites. Il ne faut jamais parler des milices en public ! Je peux vous dire que cela n’existait pas avant sous le régime de Saddam Hussein. Le président ou sa famille étaient les seuls thèmes proscrits dans la presse. Concernant le référendum, nous, les Arabes « limitrophes » du Kurdistan, on entretient des bonnes relations de voisins avec Erbil, la capitale, même s’il y a toujours eu des tensions entre les Arabes et les Kurdes. Mais si on regarde de près, les Kurdes étaient déjà quasiment indépendants, mais ils veulent maintenant une reconnaissance internationale : ils ont leur propre armée, leur police, leur gouvernement et surtout du pétrole et des minerais. »

A Bagdad, le gouvernement resserre depuis quelques jours l’étau sur son « ennemi de l’intérieur » et se prépare à un nouveau conflit.

« Je suis très inquiet pour l’avenir, dit Hassan, correspondant pour une agence de presse internationale voulant garder l’anonymat, car c’est de plus en plus difficile de faire notre métier ici avec les milices. Inquiet aussi car l’Irak est composé d’ethnies et toutes ces nouvelles violences restent dans les mémoires et appellent, de facto, à la vengeance. C’est inscrit dans leurs coutûmes et aucune loi ne peut éliminer cela. On peut venger n’importe qui, sans être inquiétés. C’est un problème propre à la région, en dehors des influences négatives des grands voisins comme l’Iran ou la Turquie. Au mieux, la situation restera tendue. Au pire, le pays s’enfoncera dans la guerre et vers sa dislocation définitive.»

Quasiment 100 ans après que la Société des nations (25 avril 1920) a confié un mandat au Royaume-Uni pour administrer la Mésopotamie.

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  REPERES:

 

  • XVIe siècle : la Mésopotamie passe sous la domination de l’Empire ottoman.
  • 1919 : Indépendance de l’Empire ottoman.
  • 1920 : La SDN confie le mandat au Royaume-Uni pour l’administration de la Mésopotamie.
  • 1932 : Indépendance du royaume d’Irak.
  • 1958 : Coup d’Etat militaire. La République d’Irak est proclamée.
  • 1970 : Autonomie du Kurdistan.
  • 1979 : Saddam Hussein, président de la République.
  • 1987 : Saddam Hussein bombarde les régions kurdes à l’arme chimique.
  • 2005 : Après la chute du régime (2003), la nouvelle Constitution reconnaît l’autonomie de la région kurde.
  • 25 septembre 2017 : Le président kurde, Massoud Barzani, organise un référendum sur l’indépendance.
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